Un petit livre de Norbert Elias, récemment éditéi, donne une occasion pour présenter ce sociologue trop peu connu. Né en 1897, juif allemand parti en exil sans titre universitaire, il finira par voir ses premiers travaux publiés à la fin des années soixante. Ses analyses des rapports entre les structurations individuelles et la société ont pour notre époque une grande actualité.
Elias, J’ai suivi mon chemin, éd. Sociales 2016. Ce livre comporte une bibliographie. Il reprend le texte d’une émission allemande de 1987. Une partie des éléments autobiographiques étaient déjà évoqués dans Norbert Elias par lui-même, Fayard, 1991.
Une inventivité propre à Elias doit être soulignée : il trouve comment rendre compte de questions d’histoire, La civilisation des mœurs et de La Société de cour, avec une approche sociologique, car « l’histoire est le laboratoire du sociologue ». En lisant des livres de conseils pour savoir comment se comporter en public, et en les comparant durant deux siècles dans des éditions successives, il apparaît ce qui devient banal et comment la vie en commun change. De même, quand les seigneurs se trouvent en compétition avec des fils éduqués des grandes familles de commerçants et de chefs d’entreprise, l’absolutisme royal peut progresser puisque chacun cherche à obtenir ou au moins partager un privilège. Les « ordres » se mêlent dans leurs sommets ? Qu’est-ce qui ne s’achète pas dans Le bourgeois gentilhomme de Molière ? Tous les savoirs et les pouvoirs passent au broyeur préparant les règles du libéralisme économique.
Voilà donc un sociologue qui nous donne un espace d’analyse pour essayer de comprendre des évolutions entre divers groupes. Celles-ci peuvent s’accompagner de stagnations apparentes et de « balances des pouvoirs » multipolaires. Cela n’implique pas un équilibre stable. Ainsi, Elias a vécu le moment où « Hitler était pour les hommes de droite, pour les conservateurs le ‘tambour-major’ (…) Il a drainé la masse du peuple du côté de ceux qui voulaient une guerre de revanche ». Sur fond d’une absence de tradition politique faite avec et par des partis, « qu’aurions-nous pu faire (…) à l’époque ? Un exemple : qu’est-ce qui aurait pu atténuer l’hostilité entre les communistes et les sociaux-démocrates ? » « Il était irréaliste de vouloir encore rebâtir la grande Allemagne » ; « mais, après une effroyable défaite, et que la fierté allemande s’est trouvée brisée » (…), « ce rêve très vivace s’est investi dans Hitler ».
Elias souligne aussi comment « nous sommes les barbares modernes » : « instaurer une vie commune plus raisonnable, plus amicale (…) ; mais cela n’est possible qu’à condition de reconnaître à quel point la réalité du monde est éloignée de ce que nous souhaitons ». Il met en lumière, dans La société des individusii, par contraste avec les traits des années trente, les changements de ce qui devient proche de nos possibilités collectives, durant les années cinquante et encore au début des années quatre-vingt. Les changements du rapport au travail et aux droits égaux a amené le développement du féminisme et le début d’une conscience de vivre dans un monde commun dont il existe aussi une responsabilité et un début d’opinion publique écologique. Un balancement favorable aux buts qu’il souhaite, mais marqué de risques de retournements, si ces garanties sociales reculent. Des pensées pour nous-mêmes tout à fait actuelles…
Ainsi, il n’en est que plus significatif de lire ses réflexions au sujet de Marx, en 1977, quand on sait qu’il « se tenait à l’écart des allégeances de partis avec une grande ténacité, et sous les moqueries de beaucoup de ses collègues qui raillaient ‘Elias l’apolitique’ ». Ainsi, soulignons-le, Norbert Elias ne se réclame pas de liens avec Marx.
Bien au contraire, il ne semble en avoir qu’une faible connaissance : il se méfie d’une possible « réduction de la réalité sociale à l’aspect économique (…) qui entraîne à sa suite toutes les autres sphères ». Mais, il tient à formuler fortement deux réflexions. La première, le besoin d’outil d’analyse perdure et il doit être défendu d’un jeu de « pendule qui se balance d’un extrême à l’autre ». « Il semble que redeviennent dominantes des voix qui cherchent, comme cherchaient à le faire des théoriciens organicistes du XIXe à étouffer et à discréditer l’idée d’une stratification de la société en classes ».
Plus profondément, il refuse une critique qui tend à ruiner la théorisation de Marx en la déformant, son utilisation par des pouvoirs bureaucratiques : « Le communisme de Marx, qui restait pour ce dernier le but non encore réalisé d’une action tournée vers le futur était entre-temps devenu un modèle de référence pour les plans de gouvernements et de partis puissants ». « Cela, dit Elias, a conduit à des divergences croissantes entre la pensée statique de ces groupes et la réalité changeante de la société ». Et quelle ironie ! « Ce besoin pathologique d’une autorité, cette quête de béquilles intellectuelles (…) une paralysie de la pensée autonome (…) le courage de pousser plus loin la réflexion est brisé ».
Contre « ces voix des autorités passées » il développe « une pensée et une recherche non autoritaires et indépendantes » : « vivre en bonne amitié avec les hommes est plus important que le devoir national ou l’aspiration religieuse ». Depuis les années trente, tout un chemin.
pour Pierre Cours-Salies, 1er août 2016.
i – N. Elias, J’ai suivi mon chemin, éd. Sociales 2016. Ce livre comporte une bibliographie. Il reprend le texte d’une émission allemande de 1987. Une partie des éléments autobiographiques étaient déjà évoqués dans Norbert Elias par lui-même, Fayard, 1991.
ii – La société des individus, 1991, Fayard